Aujourd’hui, nous montons vers le Pizzo Bombögn par des sentiers aménagés par les anciens afin de faire monter le bétail sur les alpages. Nous n’irons pas au somment mais contemplerons avec admiration le « mur du Bombögn », long de 300 mètres et haut de 2.20 mètres, construit sur une pente à 60% pour contenir les chèvres et les empêcher de venir manger de jeunes d’arbres fraîchement plantés.
Nous avons dormi comme deux rocs. Ou deux souches. Bref, nous avons bien dormi. Pendant que je prépare les sandwichs et les CamelBaks, Stefano choisit la balade du jour. Dans un fichier Excel qu’il peaufine depuis des mois, il a recensé une trentaine de balades avec, pour chacune, le temps pour aller au départ du sentier, le dénivelé, la distance et une durée estimée. Compte tenu de l’effort d’hier, nous choisissons une balade pas trop exigeante, style « milieu de gamme ».
Nous voilà donc en route pour Cerentino, un petit village à l’est de Cevio, dans la Valle Rovana. On y accède par Linescio, après une belle série de virage en épingle à cheveux. Depuis Cevio, la route remonte la rivière Rovana, affluent de la rivière Maggia. Nous la traversons en contrebas de Cerentino où nous arrivons après un long détour. La route est étroite et deux voitures se croisent à peine. Par endroit même, une seule voiture ne passe.
Cerentino et son parking public. Nous nous préparons tranquillement, appréciant le ciel bleu et la belle lumière. Un mini bus postal passe. Sa taille réduite ne nous surprend guère, vue l’étroitesse de la route. Quelque minutes plus tard passe le car postal. Grand comme un… car postal. Raté. Notre théorie s’effondre. Nous apprendrons plus tard que le car postal relie Cevio à Bosco Gurin, alors que le mini bus dessert uniquement les villages de la Valle Rovana.
Nous traversons le village aux nombreuses fontaines. J’ai déjà repérée celle dans laquelle je tremperai mes pieds ce soir. Elle est à moins de 10 mètres de la voiture. Je lui fais un petit signe de la main en passant.
Nous suivons la route, contournons l’église puis traversons encore des hameaux aux maisons de pierre et aux fontaines rafraîchissantes. Nous nous arrêtons à chacune d’elle, buvant quelques gorgées, histoire de nous lester d’eau. Il va faire chaud aujourd’hui.
La route goudronnée s’arrête à Corte di sopra et le sentier démarre pour de bon.
Il part franco dans une forêt clairsemée, où des rochers affleurent. Nous avons le plaisir de trouver nos premières marches.
Celles-ci sont assez rudimentaires, constituées d’une large pierre plate, posée sur le sol et étayée par des pierres plus petites pour les garder à l’horizontale. Le poids de la pierre supérieure suffit à maintenir l’ensemble.
C’est que, par là, il y a quelques centaines d’années, montait le bétail pour aller paître dans les prés en altitude. Pour l’avoir maintes fois constaté dans le Jura, les sabots des vaches sont dévastateurs, surtout lorsque le terrain est mouillé. La seule manière de sauvegarder le sentier était de le consolider.
Alors que la pente s’accentue, le sentier n’est plus simplement consolidé par des pierres mais construit. Comme par exemple, ici, où il y fallut bâtir un mur de soutènement pour garder le sentier praticable pour le bétail.
Sur le bord, des pierres verticales où devait être tendue une corde ou posée une rambarde de bois afin de contenir les vaches et les maintenir sur le chemin.
Nous sommes admiratifs du travail effectué : ce sont des kilomètres de sentier qui ont été ainsi aménagés, à la force des bras.
Nous arrivons près d’un alpage, Pigliegn.
Ce que nous en voyons du bas, depuis le sentier, ne présage rien de bon.
Une bonne partie des étables et autres bâtiments se sont effondrés. C’est triste des maisons effondrées. Ce qui nous chagrine le plus est de penser à toute l’énergie qui fut nécessaire à la construction, maintenant réduite à néant. Et puis, tous ces souvenirs prisonniers des murs muets. Les joies et les peines de ces familles dont la principale préoccupation était de survivre.
D’autres édifices, plus chanceux, ont été rénovés, mais à la hâte : des moellons bruts remplacent des portions de mur effondrées et la tôle ondulée a été choisie en lieu et place de tuiles ou de pierres.
Les replats de terrain ont été utilisés pour la construction. Ailleurs, le pâturage est en pente. Stefano a lu que, dans certains pâturages, les bergers attachaient les vaches la nuit pour éviter qu’elles ne roulent durant leur sommeil. Nous n’en somme pas là, mais déjà, les bêtes qui paissaient là devaient être déjà bien athlétiques.
Après Pigliegn, nous avons un bon moment de répit. Le sentier suit le flanc de la montagne, plus ou moins horizontalement, sur un peu plus d’un kilomètre. Mes mollets soufflent.
Des terrasses ont été des aménagées à l’aide de muret de pierres pour étendre les surfaces cultivables.
Le pâturage suivant, Bosco del Riéi, est encore un bel exemple de prés dans lesquels le bétail paissant eut été bien plus heureux avec un peu d’ADN de dahu. Dans le Jura, nous n’y mettrions que des moutons ou des chèvres. Et encore…
L’alpage Corte Bisavo est un poil plus plat. Deux constructions ménagent un passage étroit entre elles. Alors que nous discutons de l’état des bâtisses, une porte s’ouvre et une femme en sort. Les cheveux longs commençant à grisonner, le visage rond, elle est vêtu de pièces et de morceaux : un tee-shirt trop large et informe, un pantalon au dessus duquel elle a enfilé un short, et des Crocs. Bref, tout ce qu’il faut pour être à l’aise chez soi. Sans chichi. Nous saluons et la conversation va bon train. Commencée en italien, elle se poursuit très vite en lombard. Nous apprenons ainsi qu’elle est née dans la même clinique que Stefano, à la Clinica Sant’Anna, à Sorengo. Que le monde est petit ! Je ne comprends pas tout mais cette dame incarne la gentillesse même. Ses quatorze vaches paissent plus haut. Nous imaginons donc qu’elle monte tous les jours les compter. Elle nous raconte des anecdotes sur la vie paysanne et des souvenirs de vie. Nous pourrions rester des heures à l’écouter.
Nous ne prendrons donc pas de photo de Corte Bisavo, si ce n’est une poutre, au-dessus d’une porte.
Les quarante cinq minutes qui suivent sont silencieuses, en tout cas pour ma part. Je me suis calée sur le rythme de Stefano, les yeux rivés sur ses chaussures, la tête vide. La montée à l’alpage Pian Gròsg est sévère. 52% si mes calculs sont bons. Heureusement, il y a des petits zigzags pour la rendre un peu plus douce. C’est là que doit venir tous les jours la dame rencontrée un peu plus bas pour compter son bétail et s’assurer de leur bonne santé.
Les quatorze vaches sont bien là. L’une se met à meugler avec insistance. Un petit veau sort en gambadant de la forêt et la rejoint.
Très distantes initialement, elles se rapprochent de nous au point de nous chasser. Le petit veau semble un peu fou fou et nous ne voudrions pas qu’il vienne caracoler vers nous.
Le terrain devient rocailleux.
Et la pente se radoucit. A nouveau, nous suivons le flanc de la montagne.
La traversée de pierrier est très récréative. Les pierres sont de bonne taille, bien calées entre elles et ne roulent pas. Certaines sont un peu bancales mais on devine leur instabilité d’un seul coup d’œil. C’est le genre de terrain que j’adore.
De là, nous apercevons le Pizzo Bombögn. Et surtout la particularité qui le caractérise et pour laquelle nous sommes venus spécialement aujourd’hui : son impressionnant mur.
Son mur ? Oui, oui, un mur de pierres sèches, long de quelques 300 mètres, construit au milieu des années 1940. La raison de sa construction est assez insolite : il servait à empêcher le passage de chèvres venant de Cerentino ou de Bosco Gurin. Celles-ci venaient dévorer les jeunes arbres replantés par les habitants du village de Campo, construit directement sous le Pizzo Bombögn. Avec l’espoir que la végétation limiterait les avalanches et protégerait le village.
Certes, nous avons l’habitude, dans le Jura, des murs en pierres sèches. 300 mètres, ce n’est rien. Mais ici, au Pizzo Bombögn, le mur s’élève jusqu’à 2 mètres de hauteur et est conçu pour que l’on puisse marcher dessus.
Mais nous n’y sommes encore pas. Nous venons d’arriver à une jonction de sentiers : un monte vers le sommet, un autre descend vers Campo. C’est celui que nous emprunterons pour le retour me dit Stefano.
Je regarde vers le haut. Le sentier se perd dans un pré. Le pourcentage de pente est toujours supérieur à 50% sauf qu’il n’y a pas de zigzag.
La montée tient ses promesses. Je n’ose même pas penser à la descente. Nous avons atteint le bout du mur.
Une affichette détaille ses caractéristiques ainsi que quelques données historiques :
- De 1936 à 1954, plantation des mélèzes et des sapins sur le versant au-dessus du village de Campo,
- 1948, construction du mur,
- 2000, restauration du mur pour l’APAV, la même association qui restaura L’Acquedotto di Canaa (voir le billet Lago di Mognòla),
- Le pourcentage moyen de la pente sur les 300 mètres et de 60% (ça ne rigole vraiment pas),
- Sa largeur est d’environ 70 cm, chaque marche fait en moyenne 20 cm de hauteur pour 50 à 60 cm de profondeur,
- Altitude de départ : 2190 mètres,
- Altitude d’arrivée : 2330 mètres.
Au sommet, une croix, datant de 1904.
Nos ardeurs ont été un peu refrénées par un petit bout de sentier un peu exposé. Une glissade nous amènerait directement à Campo, 800 mètres plus bas.
Nous observons le mur, les alentours et le sommet.
Le moyen officiel pour monter semble bien être uniquement par le mur. Il n’y a pas de sentier autre réellement tracé.
Nous, ça nous botte moyen. Entre un mur et la terre ferme, nous préférons la terre ferme. Nous gardons le mur sur notre droite et montons sur quelques dizaines de mètres. C’est raide, et pas drôle. Nous regardons une dernière fois la croix et décidons que nous n’irons pas plus haut. Pas tant à cause de la montée. Plutôt à cause de la descente. Déjà que celle jusqu’à la croisée de chemin ne va pas être du gâteau… Depuis notre mésaventure à Ding Canyon, il y a 10 ans, nous nous sommes promis de toujours écouter et partager nos vibes, bonnes ou mauvaises. En l’occurrence, ici, elles ne sont pas bonnes du tout. D’où notre décision.
En bas, le village de Campo.
Stefano prend une dernière photo et nous rebroussons chemin.
Je respire lorsque nous arrivons à la bifurcation. Pour nous remettre de nos émotions, mais surtout parce qu’il est presque 15 heures et que nous n’avons toujours pas déjeuné, nous nous asseyons sur une pierre et contemplons, béats, le paysage en grignotant notre sandwich.
La descente commence. Le sentier est étroit et, par endroit, l’absence de végétation pour cacher le vide, stresse un peu Stefano.
A cela s’ajoute de longs passages quasiment impraticables, conséquence des travaux forestiers en cours, en vue de libérer le sentier des arbres tombés suite aux intempéries de cet été. Des branches sont entassées sur le chemin et ne demandent qu’une seule chose : faire trébucher le randonneur, même prudent. Nous avançons donc très lentement.
A Larecc di Sotto, à moins d’un mètre du sentier, une belle étable rénovée dans les règles de l’art. L’effort est d’autant plus louable que la maison n’est pas accessible en voiture.
Une dizaine de minutes plus tard, après un passage dans la forêt, nous arrivons dans un autre alpage : Cort di Cavalitt.
Là aussi, le travail de rénovation est remarquable.
Nous arrivons finalement sur Campo. Mes pieds ne se sont pas très bien remis de la descente de Robièi d’hier et je propose à Stefano de rejoindre la voiture en bus. Sauf que le bus ne passe que dans une heure.
Plutôt que d’attendre bêtement sur le bord de la route, nous poursuivons notre chemin, par le sentier des chapelles qui longe de près ou de loin la route et la traverse à quelques reprises.
Voici une des six chapelles.
Nous arrivons à Piano di Campo, le prochain village. Nous prendrons le bus ici. Rien ne sert de tirer sur la corde, nous avons encore dix jours de randonnées devant nous. Autant ménager nos petits petons avant qu’ils ne se mettent en grève.
Pendant que Stefano descend dans un pré admirer une torba (un raccard ou mazot en valaisan :-) ), je me poste à l’arrêt de bus. Faudrait pas le rater, celui-là !
Quelques minutes avant que n’arrive le bus, un camion transportant des troncs d’arbres arrive, se rabat vaguement sur le côté de la route et stoppe. Le conducteur en descend et commence à discuter avec les locaux. Sur une plaque métallique rouge posée sur le tableau de bord et visible depuis l’extérieur s’inscrit son prénom : Rocco. Pourquoi je vous dis ça ? Parce que nous retrouverons Rocco à peu près un jour sur deux durant tout notre séjour.
Le mini bus arrive et se faufile entre le camion et la barrière métallique de sécurité avant de s’arrêter. Le chauffeur, goguenard, échange quelques mots avec Rocco. Nous mettons nos masques et embarquons. Le chauffeur nous salue et dit : je vous laisse à Cerentino ? (bon évidemment, il le dit en italien). Stefano, très surpris, lui demande en lombard : mais comment savez-vous où nous allons ? Je vous ai vu vous préparer ce matin, en montant. Ah oui, le mini bus vu sur le parking. Nom de bleu, quelle mémoire !
Nous sortons nos portefeuilles. Le chauffeur fait un geste de la main et disant : non non, c’est bon ! Le bus est vide à part nous. La conversation va bon train entre le chauffeur et Stefano. Là, je ne pige plus du tout. Tout ce que je sais c’est que je suis contente d’avoir renoncé à poursuivre à pied. 4.2 km sur la route, en tout cas 3 km par les sentiers, ça aurait fait beaucoup.
A Cerentino, le chauffeur fait demi-tour après nous avoir débarqués. Il repart faire la navette entre Cerentino et les autres villages de la Valle Rovana, jusqu’à Cimalmotto.
La fontaine choisie ce matin m’a sagement attendue. Après une pause « trempette », nous prenons le chemin du retour.
La route jusqu’à Cevio est aussi étroite que ce matin. Voire plus, depuis que nous savons que des bus postaux et des camions transportant des troncs y passent. Nous dépensons quelques francs à la Coop locale pour le dîner du soir et surtout pour des bières, histoire de nous réhydrater. En rentrant à l’appartement, dans la partie du village où deux voitures ne peuvent pas se croiser, Rocco arrive au volant de son camion, roulant à vive-allure, comme si de rien n’était. Nous reculons et tentons de nous faire tout petit. Car, sur ces routes de montagnes, la raison du plus gros est toujours la meilleure.
Flore du jour
Itinéraire du billet
C’est ici et c’est chez Suisse Mobile.
Autoportraits du jour
Au mur du Bombögn. On voit la croix blanche du sommet, tout en haut.