La balade du jour peut se résumer à une bataille lamentablement perdue contre le Rio Ghendola qui s’est ri de nous à trois reprises. Partis de Croveo pour fouler le sentier dit de La Veia de Scuetar et dessiner une belle boucle, nous avons dû rebrousser chemin par trois fois à cause de la neige accumulée dans le lit du Rio Ghendola.
L’idée du jour est de faire une boucle en marchant sur une partie de la Veia de Scuetar – le chemin des écureuils – au départ de Croveo, un hameau de la vallée de Devero. Stefano a repéré un ample parking à côté du cimetière. Si vaste que deux vans y ont élu temporairement domicile malgré un panneau signifiant No picnic No camping mais dont les illustrations laissent une large part à l’interprétation : un panier de nourriture et un siège de plage barrés. Et puis, rien ne dit qu’ils aient passé la nuit ici, d’ailleurs.
Au bistrot, assis sur le bord la route qui monte à Devoro, de nombreux clients sont au café, clope pendouillant au coin de la bouche. Jeunes ou vieux, sportifs ou non. Le nombre de gens s’adonnant à la fumette ne cesse de nous surprendre.
Nous traversons le village en suivant la grand-rue, sur un étroit trottoir.
L’église, dédiée à la Nativité de la Vierge Marie, date du 17ème siècle. Un clocher indépendant la complète, construit sur un éperon rocheux. Sur le parvis de l’église, une statue représentant un personnage religieux. De ses mains s’échappent des serpents. Il s’agit de Don Antonio Ruscetta, le prêtre viperaio de Croveo. Un prêtre chasseur de vipères. Tout un programme ! C’est ici même qu’il réunissait les jeunes du village pour leur apprendre à capturer les vipères qui étaient ensuite envoyées à l’institut de sérothérapie de Milan.
Nous bifurquons sur un sentier qui annonce les Caldaie di Croveo, autrement dit les « marmites des cascades » de Croveo.
Le sentier nous amène très rapidement à proximité de l’eau. Un escalier de fer permet de descendre à mi-hauteur de la falaise pour surplomber ces chaudrons creusés par les glaciers et l’eau. Certains font plus de 30 mètres de profondeur. La roche, par endroit, est lisse comme poncée par de puissantes machines.
L’eau jaillit entre deux blocs de pierre qui se soutiennent l’un l’autre. Elle se fracasse en contre-bas, et le tonnerre que provoque sa chute se répercute entre les parois rocheuses.
Au-dessus de la gorge, un vieux pont romain. Une légende locale est liée à ce pont, née sûrement pour inculquer aux enfants un sentiment de peur et de prudence face aux zones dangereuses où toute chute serait fatale. La légende raconte qu’une entité maléfique, le rampign, serait tapie dans l’ombre, attendant l’imprudent qui se pencherait trop au-dessus de la balustrade. L’attrapant à l’aide de son grappin, elle l’entraînerait dans le vide.
Une autre légende explique la position particulière des deux rochers entre lesquels jaillit l’eau. Un morceau de la queue du diable y serait resté coincé, qui, pourrissant lentement, aurait contaminé le torrent Devero, puis le fleuve Toce, puis encore le Tessin pour terminer par le Pô. Cette pourriture et pestilence aurait été à l’origine de la peste qui ravagea Domodossola et les villages avoisinants. Mais comment le diable a-t-il pu y laisser sa queue ? En voici l’histoire…
Au bord du lit du torrent Devero était installé un moulin, l’unique moulin de la région. Le meunier, en plus d’être ivrogne, était méchant et détesté de tous, qui cependant n’avaient d’autre choix de faire appel à ses services. Un jeune meunier, Michele, vint installer son moulin un peu en amont. Inutile de dire que le vieux meunier ne vit pas d’un bon œil cette concurrence, d’autant que sa fille, qu’il battait régulièrement, s’éprit de Michele. Leur relation grandit et lorsqu’elle alla demander à son père l’autorisation de se marier, elle fut chassée de la maison à grands coups de pieds et de poings. Ne sachant où aller, elle se réfugia chez Michele et les amoureux commencèrent à vivre ensemble, espérant un jour obtenir la bénédiction paternelle. Le père, fou de rage, en perdit le sommeil et une nuit, alors qu’il tournait en rond, il rencontra le diable qui lui proposa de le débarrasser de sa fille et de son concurrent. Le père accepta. Mais il restait encore un soupçon d’humanité dans le cœur du meunier, affolé par le pacte qu’il venait de conclure avec le diable. Rongé par le remord, il alla se confier à un ermite qui, entendant la nouvelle, tomba à genoux et se mit à prier. Lorsque minuit sonna, le diable, d’un grand coup de poing, brisa un énorme bloc de pierre. Attrapant un fragment, il le lança avec force dans le lit du torrent. Le rocher, rebondissant d’un côté à l’autre, s’arrêta à quelques mètres du moulin où les deux amants, affolés, étaient tombés à genoux, prêts à mourir. Le diable, furieux, fit une nouvelle tentative, tout aussi infructueuse. Il recommença jusqu’à ce que, épuisé, il renonce, les rochers évitant systématiquement les habitations. Le père, soulagé, organisa promptement le mariage de sa fille. L’histoire aurait pu bien se finir mais le vieil ermite, un jour, mourut. Le diable, sentant que les forces du bien s’étaient dissipées, empila les rochers qu’il avait jetés lors de sa première tentative et forma ainsi un barrage. L’eau s’accumula et lorsque le barrage se rompit, elle dévala la montagne noyant les villageois et les meuniers. Non content, le diable entrepris de jeter d’autres rochers mais, les bras chargés, calcula mal un pas, trébucha puis tomba. Les rochers, libérés, roulèrent et vinrent écraser sa queue. Fou de douleur, se tortillant comme un beau diable (!), le vilain n’eut d’autre solution que d’abandonner un morceau de son appendice, solidement coincé entre deux rochers. Vous connaissez la suite de l’histoire…
Mais revenons à la balade du jour. Le sentier est maintenant une portion de la via dell’Arbola, une des grandes voies du transit alpin par lequel s’échangeait de la marchandise en provenance des quatre coins du monde: soie et épices, vins et céréales, bétail. Elle fut durant de nombreux siècles la principale artère commerciales entre le Valais et la Lombardie. Les premières mentions de cette voie datent du XVIème siècle. Des dynasties de marchands sont nées à Crovéo et à Baceno.
Le chemin, bordé de murs, naturels ou construits, longe le torrent puis traverse un vaste champ verdoyant.
Nous arrivons sur une grande étendue plane, répondant au nom du Treno dei Bimbi. Nous avions vu à de multiples reprises un panneau annonçant cet endroit mais n’avions aucune idée de ce qu’il cachait.
Il s’agit en fait d’un camp de vacances pour enfants dont les bâtiments ne sont autres que d’anciens wagons posés sur des rails.
Et des wagons, il y en a : dortoirs, cuisine, WC (car nous voyons de gros tuyaux bleus descendre du wagon et s’enfoncer dans le sol). Le site a des liens étroits avec la religion, plus précisément les frères capucins. Vierges et les croix, disséminées çà et là, en témoignent.
Mais quelle histoire se cache derrière ce camp ? Une belle histoire, très belle même. Entre les années 1953 et 1960, la ville de Domodossola vit arriver quantité de migrants du sud de l’Italie. Tous travaillaient en Suisse en tant que saisonniers et, légalement, ils n’avaient pas le droit de s’établir avec leur famille. Poussés par la misère, souvent les deux parents étaient contraints de laisser derrière eux leur progéniture. Des frères capucins, touchés par les drames familiaux que ces séparations engendraient, cherchèrent un lieu proche des parents pour accueillir les enfants. La première maison fut ainsi ouverte à Gravegna. Les enfants fréquentaient l’école locale et pouvaient voir leurs parents régulièrement. Mais que faire d’eux durant l’été ? Un terrain fut trouvé ici, généreusement donné par le propriétaire. Mais comment accueillir les bambins ? Les frères capucins envisagèrent des tentes, ou à des granges. Mais le hasard avait d’autres plans. Lors d’une rencontre informelle avec le ministre des Transports de l’époque, une demande – qui ressemblait alors plus à une boutade – fut lancée : vous ne nous feriez pas cadeau d’un train ? L’idée fit son chemin et, par un bel été 1960, un convoi partit de Domodossola. Avançant lentement dans la vallée Antigorio, acclamé par la foule à chaque traversée de village, le convoi arriva à Croveo et déchargea ses wagons ici même. N’est-ce pas une belle histoire ?
La grosse cloche suspendue à un portique elle aussi à une histoire. Fondue en Allemagne, elle fut réquisitionnée lors de la guerre pour être transformée en canon. Elle s’échappa secrètement et arriva ici, par chemin de fer.
La route qui mène à Devero est fermée. Ce qui pour nous est une aubaine puisque le tracé de Stefano prévoit que nous la suivions sur un bon kilomètre. Malchance, par contre, pour un jeune couple un peu déboussolé, avec deux jeunes enfants dans la voiture, qui ne savent plus où aller. Nous leur donnons deux ou trois pistes et continuons vers le pont sur la route goudronnée, marchant impunément et joyeusement sur la ligne centrale. Seul un tracteur nous fera nous effacer, prudemment.
Au pont, nous reprenons l’ancienne via dell’Arbola et la montée commence. Sans surprise, le sentier est pavé.
Il rejoint la route carrossable qui relie Esigo.
Nous arrivons à Esigo par les prés. Quelques maisons joliment restaurées, une belle église et une fontaine. Fontaine où nous nous désaltérons avec délice.
Nous suivons la route sur quelques lacets. A droite et à gauche il y a quelques maisons et devant chaque groupe de maisons un panneau annonçant le nom du hameau.
La route goudronnée s’arrête à I Pontigei où coule un torrent. L’endroit est paisible et un banc appelle au repos. Je m’y installe et laisse mon esprit vagabonder.
Ma rêverie ne dure guère. Il nous faut continuer. D’autant que se pose bientôt la question de l’endroit où nous allons remplir nos estomacs.
La route où nous marchons est traversée par la Veia de Scuetar. Le voilà donc, ce chemin des écureuils. Avant de nous y engager, Stefano me propose continuer sur la route et de faire un petit détour pour aller voir l’Alpe Agaru. Qui dit alpage dit bâtiment avec, peut-être, un banc et ou une table où nous pourrions nous installer. Il y a bien deux vieilles étables mais devant trône une rangée de ruches multicolores. Nous entendons le bourdonnement de leurs habitantes.
Dommage, l’endroit était plutôt joli !
Nous revenons sur nos pas et trouvons quelques rochers plats surplombant une cascade. Les estomacs pleins, nous redescendons au croisement et foulons pour la première fois cette fameuse Veia de Scuetar dont Stefano m’a si souvent parlée.
La première étape consiste à traverser Rio Brumel.
Puis, elle chemine à flanc de montagne, enchaînant de légères descentes et montées, entre les troncs bien droits des sapins et d’énormes blocs de pierre tombés de la montagne et recouverts d’une belle mousse vert fluo.
Ce sentier a été clairement aménagé pour durer. Il reste encore de belles portions pavées et quelques constructions de soutènement. Il semble peu fréquenté, si on en juge le nombre de branches et de branchettes qui jonchent le sol. Sans parler des pignes, qui constituent une belle base de roulement à bille.
Un passage un peu exposé nous ralentit. Après une petite préparation psychologique, Stefano se lance. Je ne vois même pas ses mains bouger, signe de stress.
Arrivés à un croisement, nous deux avons deux options. Le plan A suivre la sente qui descend, qui n’est pas annoncée par un panneau mais par une inscription en rouge peinte sur un rocher où il est écrit Cravegnia 34.
Je ne suis pas très enthousiaste à l’idée d’entamer la descente par ce sentier même si le tracé de Stefano l’indique. Ma principale crainte est de trouver des zones exposées. Je propose un plan Z (vu qu’il n’était pas prévu), à savoir suivre les panneaux officiels qui annoncent l’Alpe Deccia à 1 heure environ. Le plan Z est choisi malgré notre adage Stick to the plan et nous marchons ainsi sur un sentier encore moins fréquenté que le précédent. Deux ou trois troncs d’arbres nous barrent le chemin et nous devons négocier pour pouvoir les enjamber. La seule vraie difficulté est la pente, assez raide. Moi qui pensais que nous en avions fini avec elle ! Les zigzags s’enchainent, serrés. Nous sortons de la forêt une première fois, traversons le Rio Ghendola sans difficulté, avant de replonger entre les troncs.
Après une petite longueur à plat, dans de l’herbe, nous arrivons devant une coulée de neige confinée dans un couloir. Le sentier y est englouti et nous le voyons ressortir une trentaine de mètres plus loin.
Nous évaluons les risques. Stefano fait deux ou trois pas sur la neige sale qui semble très dure. La pente est raide, la coulée de neige sans fin et une glissade pourrait s’avérer fatale. Nous n’entendons pas d’eau couler dessous. Nous sommes presque prêts à nous lancer lorsque Stefano m’annonce qu’il y aura un second couloir un peu plus loin.
Du coup, nous renonçons et faisons demi-tour.
Nous imaginons alors notre plan Y. Qui consiste à revenir sur nos pas jusqu’à une bifurcation, à environ 1 km, et de prendre un sentier plus ou moins parallèle à celui que nous venons de parcourir, mais qui a plutôt tendance à descendre pour mener vers l’alpage Booch. De là nous devrions également pouvoir négocier un retour à la voiture.
Le terrain ressemble à celui que nous venons de quitter. Rien d’étonnant à cela. Nous sommes peut-être à 300 mètres en contrebas de notre sentier de tout à l’heure.
Après quelques minutes, sans surprise, nous retrouvons le premier couloir du Rio Ghendola. Comme tout à l’heure, le passage est dénué de neige et à sec. De belles pierres plaques nous permettent de le franchir aisément. Le second par contre ressemble trait pour trait à celui du haut. Pire peut être car de l’eau s’engouffre sous la glace. Deux gros rochers s’avancent dans la coulée. Nous évaluons la possibilité de rejoindre les rochers puis de franchir les 10 mètres restant en marchant sur la glace. Mais, prudents, nous renonçons encore. Du coup, nous en sommes quittes pour notre deuxième demi-tour.
Penauds, nous revenons sur nos pas et rejoignons le tout premier embranchement, celui où avait commencé notre plan Z. Le plan A est donc notre dernière option. En observant un peu mieux les panneaux dont aucun ne marque le sentier 33, nous remarquons qu’une des plaques métalliques a été déplacée. Je me hisse sur la pointe de pied et la fait pivoter. Tiens tiens, voici maintenant le sentier 33 devenu un sentier officiel.
La descente commence. Stefano me dit que cette fois c’est la bonne, qu’il n’y aura plus de demi-tour. Le sentier ressemble aux deux autres, mais est plus structuré et un peu plus abrupt.
Un gros rocher a vraisemblablement frappé l’imagination de quelqu’un.
Une épaisse couche de feuilles mortes le recouvre parfois. A la sortie d’un virage, nous apercevons un amas de neige. Mais la vue d’une construction en béton nous rassure. Le sentier doit être aménagé, pensons-nous naïvement. Le troisième passage du Rio Ghendola doit pouvoir se négocier.
Que nenni, pour la troisième fois, Rio Ghendola se rit de nous et nous force au demi-tour.
A ce moment, notre rire devient jaune. L’heure tourne et surtout il nous faut remonter au dernier embranchement, là d’où partait une route.
Lors d’un arrêt pour consulter le GPS, je perds un bâton qui dégringole dans la pente, faute de l’avoir trop franchement enfoncé dans le sol. Nous restons là, dix minutes à le regarder, si proche mais pourtant si inaccessible sans nous mettre en danger. Nous rejoignons la route et, ayant consommé notre crédit de demi-tours pour la journée – que dis-je de la semaine – nous la suivrons obstinément même si par endroit elle est si raide que nous entendons nos genoux gémir.
Nous arrivons au milieu du village des enfants et repassons par les marmites sans nous attarder.
Les deux rochers où le diable s’est coincé la queue sont là, posés pour l’éternité.
Avant de démarrer, nous regardons le tracé et éclatons de rire. Il ne ressemble à rien, ou plutôt si, à un monstre à trois pattes et à la gueule grande ouverte.
Au retour, nous décidons de façon unanime que nous avons mérité un diner au restaurant, plus particulièrement à la pizzeria del Ponte. Nous optons pour une pizza recouverte de bresaola et de rucola, parsemée de copeau de parmigiano, le tout accompagné d’une belle bière fraîche. La pâte de la pizza a une saveur délicate et nous nous régalons.
Itinéraire du jour
C’est ici et c’est chez Suisse Mobile.
Flore du jour
Autoportraits du jour
Au pont, près des Caldaie di Croveo.
Au premier demi-tour. Nous sommes tout sourire.