Récit d’une magnifique journée en Valle Bavona. Nous montons à Robièi en téléphérique puis suivons un sentier didactique, qui nous amène au pied du Glacier du Basòdino. Arrivés un peu trop tard pour attraper la dernière benne, nous rejoignons San Carlo à pied.
Au lever, il fait encore nuit noire. Après le petit-déjeuner, la pénombre s’étant un peu estompée, nous pouvons voir que le ciel est dégagé. La journée promet d’être magnifique. Et venteuse.
Comme précisé plus haut, le balade du jour va démarrer par une montée en téléphérique jusqu’à Robièi. Hier soir, nous avons vérifié à nouveau les horaires. La première benne part à 8h et nous nous sommes promis d’y être. D’où le réveil cruel à 6 heures. Le matin, nous avons besoin d’environ 90 minutes pour sortir de la maison. Ces 90 minutes sont incompressibles. Que nous soyons en camping, à l’hôtel ou à la maison, sans se dépêcher ou bâcler, il nous est difficile de faire plus court. Ajoutez à cela les 30 minutes pour aller jusqu’à San Carlo d’où part le téléphérique et le compte est bon : 6 heures + 90 minutes + 30 minutes de trajet. Lever à 6 heures, dans la benne 2 heures plus tard.
Promesse tenue.
Nous craignons un instant que le vent n’empêche le téléphérique de partir mais le panneau lumineux affiche « Ouvert » et le gyrophare fixé au-dessus du panneau « Fermé pour cause de vent » reste éteint.
Il n’y a pas foule. Deux couples de suisses-allemands, dont un arrivé environ 2 minutes avant que le départ ne soit donné. Ils sont encore en train de lacer leurs chaussures alors que nous embarquons. La nacelle s’ébranle.
Tout excitée, je reste debout, allant et venant dans la cabine, admirant les montagnes lointaines, puis la paroi rocheuse sur notre droite que nous longeons de près. En bas, le sentier qui permet de rejoindre la vallée depuis la cabane Basòdino serpente le long du torrent Bavona. Le vent s’engouffre en sifflant par une trappe restée ouverte sur le toit. La cabine commence à osciller d’avant en arrière. Le mouvement de la nacelle, le bruit du vent, la pensée soudaine de cet accident tragique de téléphérique en Italie, il y a quelques mois font que, soudainement, je me sens mal. Ma respiration s’accélère et je commence à transpirer. Je m’assieds, pose mes coudes sur les genoux, bouche mes oreilles et ferme les yeux. Je tente de faire le vide autour de moi et je me visualise au Grand Canyon, descendant paisiblement et joyeusement vers Indian Garden. J’attends que ça passe.
Je suis soulagée lorsque la cabine s’approche du terminus, même si elle est brutalement secouée par des rails métalliques qui la remettent dans l’axe. La porte s’ouvre. Me voici libre.
Le petit vent est toujours là. Avec l’altitude (nous sommes à 1889 mètres), il est devenu froid et insidieux et nous oblige à nous couvrir. Écharpe et bonnet sont de mise pour ma part. Les gants sont restés à l’appartement. Dommage. Nous n’aurions pas dit non. Sur un panneau métallique, une carte indique les sentiers et les balades possibles, avec les durées requises.
Stefano sait déjà depuis des mois quel sera notre itinéraire du jour : le sentiero glaciologico, un sentier didactique (à condition d’avoir sous la main le dépliant explicatif) qui va nous conduire en dessous du glacier du Basòdino.
Les premières centaines de mètres du sentier ont été déplacées. Originellement, il suivait la route mais le pont enjambant un torrent a été emporté par une crue pendant l’été. Entre les deux côtés de la route, il y a maintenant un trou béant. La plaque de béton qui constituait le tablier du pont, trône, intact, dans le lit du torrent, 20 mètres plus bas.
Nous rejoignons la route qui, faute d’être utilisable, n’est temporairement plus entretenue.
C’est (ou plutôt c’était) une voie de service permettant aux équipes d’entretien d’accéder au barrage du Lago del Zött.
Le glacier du Basòdino.
Nous sommes les seuls de la benne à avoir choisi cet itinéraire. Les abords du lac et du barrage sont donc déserts.
La « bonde », en cas de trop plein, qui déverse l’eau en contrebas, de l’autre côté du barrage.
Notre itinéraire va nous conduire au bas du glacier et nous allons traverser sa moraine frontale sur toute sa longueur.
L’itinéraire annoncé nous fera passer environ au milieu de cette moraine. En montagne, le plus court chemin n’étant rarement le plus adéquat, nous commençons par monter tout à gauche de la photo ci-dessous, après avoir traversé le barrage.
Le sentier est très varié, nous obligeant parfois à utiliser les mains pour crapahuter. Nous montons par vague, une petite descente courte et raide suivie d’une montée un peu plus longue et tout aussi sèche. A chaque fois nous prenons quelques mètres.
Bientôt, nous sommes suffisamment hauts pour admirer les deux lacs : le Lago del Zött et le Lago di Robièi ainsi que leur barrage respectif.
Nous arrivons à un col. Sur la gauche, la moraine commence. Il y a là trois ou quatre petits lacs.
Leur eau s’écoule sur le rocher, en direction du Lago del Zött.
Nous avons pris encore un peu de la hauteur et nous commençons la traversée en marchant sur de la roche à nu, du bon granit, bien solide. Le vibram de nos chaussures n’a pas à faire trop d’effort pour s’agripper. D’autant que le rocher est bien sec.
De temps en temps, nous traversons une coulée de petites pierres, comme ici.
Les consignes de marquage ont été suivies à la lettre par le baliseur : à chaque marque rouge et blanche, la prochaine est visible.
Le barrage de Robièi.
Quatre ou cinq torrents descendent du glacier. Comme ils coulent sur de la pierre solide, ils n’ont pas pu creuser de lit. Ils n’en ont pas eu le temps non plus vu la vitesse à laquelle le glacier se retire.
D’ailleurs, en faisant des recherches sur le glacier du Basòdino, à l’heure où j’écris ce billet, je suis tombée sur une nouvelle improbable mais consternante. Le 12 septembre 2021 s’est tenu une cérémonie pour les funérailles du glacier. Si, si. J’ai dû relire par deux fois le titre du twitt : The funeral for the Basòdino Glacier happened today, 12th September 2021, in Ticino, Switzerland. C’est tout ce qu’il y a de plus sérieux, à part peut-être le nombre de participants (200) , trop faible pour rendre un vrai hommage au glacier. Ce que je lis me remplit de tristesse :
I met … a 17-year-old climate activist who knows the ice will all be gone before she’s 40.
C’est vrai que l’eau qui s’écoule n’est autre que de la glace qui fond.
Les petites retenues d’eau forment des écosystèmes miniatures et éphémères, le temps d’un été.
Nous avons bientôt fini la traversée et avons atteint la moraine latérale. Avant peu, le sentier va commencer la descente vers Robièi. Il n’est que 11h30. Même si nous devons être à la gare du téléphérique pour 16h30, voirs 16h45 au plus tard, nous avons encore le temps.
Stefano me propose de quitter le sentier et de monter vers le glacier. J’acquiesce avec enthousiasme d’autant que j’y avais déjà songé quelques instants auparavant et me préparais à faire le même demande.
Nous partons donc face à la pente, en faisant quelques zigzags lors que la déclivité est trop importante. Le bord du glacier semble reculer au fur et à mesure que nous avançons. Non pas parce qu’il fond à vue d’œil mais parce qu’entre lui est nous il y a plein de bosses et de creux, invisibles depuis le bas.
Au loin, en haut, une silhouette se détache. Nous ne sommes pas seuls. Par endroit, nous retrouvons un semblant de sentier, soit marqué par des cairns, soit visible sur le terrain, lorsque celui-ci n’est pas simplement de la roche.
Sur une des portions de sentier, nous trouvons ce rocher, gravé avec un nom – Franco Zorzi -, et une date : 1964. Ancien conseiller d’Etat, Franco Zorzi contribua au développement d’une politique hydroélectrique moderne et fut un fervent défenseur de la construction du tunnel autoroutier du Gothard. L’accident eut lieu à la descente. Franco Zorzi butant sur une pierre et commençant à rouler sur la pente enneigée sans pouvoir ralentir ou stopper sa glissade. Un renflement de terrain lui fit faire un bond de 5 à 6 mètres au terme duquel il atterrit dans un trou. Il décéda 3o minutes plus tard alors que ces compagnons cherchaient un moyen de le secourir.
La silhouette aperçue en haut se matérialise en même temps qu’une famille de bouquetins. Lui, descendant, a dû les repousser vers nous. Tranquillement, ils s’écartent de nos trajectoires, sans bruit, parfaitement à l’aise.
Le randonneur, un habitué des lieux, nous demande si nous n’avons pas trouvé un tee-shirt qui, accroché au sac s’est envolé, détaché par la force du vent. Nous n’avons rien vu mais promettons de le ramener à la gare du téléphérique si nous le trouvons.
Nous nous approchons doucement, mais la neige est toujours inaccessible.
Un pan de rocher presque vertical nous oblige à louvoyer horizontalement pour trouver un passage. Partis sur la gauche, nous devons renoncer devant un torrent difficilement franchissable.
Repartis à droite, nous trouvons une faille caillouteuse qui nous permet de monter d’un niveau. C’est comme aller de legde en legde en sortie de canyon.
Peu désireux de marcher sur les névés au-dessous desquels nous entendons l’eau couler furieusement, nous rusons encore, partant à gauche ou à droite, à la recherche d’un passage facile.
Une première langue de rocher s’avançant dans la glace nous séduit un instant avant que nous en repérions une autre, un peu plus haut, s’enfonçant plus profondément sur le glacier (elle est d’ailleurs visible sur la photo ci-dessous, à gauche).
Nous la pointons du doigt de concert en décrétant qu’elle sera notre point de retour.
Stefano, en mode observation.
N’entendant pas d’eau, nous nous offrons quelques pas dans la neige pour y accéder.
Nous avons trouvé notre place de pique-nique. Avec une vue imprenable.
Le vent nous oblige à nous abriter au creux d’un rocher. Nos mains, engourdies par le froid, ont de la peine à tenir les sandwichs. Mais nous n’échangerions notre nid d’aigle pour rien au monde, même pas pour une paire de gants.
Il est presque 14h lorsque nous nous remettons en route.
Partis en direction de la moraine latérale, nous trouvons un cairn et nous efforçons de suivre le sentier.
Ce qui nous semble être une bonne idée au départ : marcher sur une trace est toujours plus rassurant, surtout en terrain inconnu.
La roche nue fait place à un pierrier. Puis, nous retrouvons un peu d’herbe et un peu de plat. Nos genoux apprécient ce répit.
Nous marchons un moment sur nos traces du matin.
Le répit de courte durée. Le sentier s’engage dans un pierrier. La pente est si raide que nous devons ralentir. Rien de dangereux à proprement parler mais pour éviter « la glissade qui peut être fatale » comme à coutume de chanter Stefano, nous devons bien évaluer chacun de nos pas.
D’ailleurs, je fais une erreur d’appréciation et me retrouve sur les fesses. Une petite plaie ouverte à la main nous oblige à sortir la trousse de soins. « Pin-pon ! Pin-pon » fredonne Stefano.
Ouf, nous sommes en bas.
Certes, nous sommes en bas, mais pas encore sortis de l’auberge. Nous voici dans le lit d’un torrent. La pente s’accroît, la taille des rochers augmente. Nous qui grelottions sommes maintenant en sueur, les deux murs du torrent réverbérant la chaleur du soleil.
La fatigue nous oblige à prendre une pause. Rien ne sert de tirer sur la corde. Le sentier « officiel » est encore loin. Nous regardons notre montre : 15h21.
Dans un peu plus d’une heure, nous devons être à la gare, sous peine de devoir descendre à San Carlo à pied.
Un quart d’heure plus tard, nous sommes en bas du pierrier.
Nous traversons une zone marécageuse où passe le Ri del Zött, le torrent principal qui alimente le lac du même nom.
De là, le sentier nous ramène un peu plus à la hauteur de la gare. Nous traversons un lieu-dit Mött di Cruséi avec deux petits lacs. Nous arrivons au bord du Riale di Robièi. De l’autre côté, une petite étable solitaire.
« La réalité est le corbillard des illusions » écrivait Jean-Louis-Auguste Commerson, en 1860, dans « La petite encyclopédie bouffonne ». Notre espoir d’attraper la benne s’amenuise de minute en minute. Petit à petit s’installe l’idée que nous allons descendre à pied.
A 16h40, soit quelques minutes avant que ne parte la benne, nous sommes certes en vue de la gare mais encore bien bien loin.
Tout au bas de la photo ci-dessus, la route, coupée en deux par l’absence du pont, emporté par le Riale di Robièi.
Voilà. La nacelle est partie. Nous sommes relax. Ce qui est fait est fait. Nous avons un peu traîné durant la pause, sur le glacier. Puis ma chute et les soins apportés, notre arrêt dans la descente ont scellé notre destinée : à pied nous descendrons.
Arrivés à la gare, un panneau jaune annonce 2h30 jusqu’à San Carlo. Nous resserrons les chaussures, nous sustentons et partons vers la cabane CAS. Dix minutes plus tard, nous y sommes. Un autre panneau jaune annonce San Carlo à 1h40. Ce qui est un peu plus aligné avec notre estimation.
Que la descente commence !
Depuis des années, des décennies mêmes, dirais-je, nous sommes persuadés être montés en téléphérique à Robièi avec Luana, alors âgée de 8 ou 9 ans, puis d’être descendus ensemble à San Carlo. Ce matin, en voyant le sentier du haut de la nacelle, nous avons eu un doute.
Maintenant, nous sommes quasi-certains de nous tromper tant le sentier est sinueux et exposé.
Le torrent Bavona que longe le sentier .
Une heure et 30 minutes après avoir commencé la descente, nous arrivons à Campo, un pâturage dont les étables et maisons sont en pleine rénovation. Nous avons entendu et vu les vaches en descendant, éparpillées sur le flanc de la montagne, de l’autre côté du torrent.
Un peu après, nous traversons le torrent et rentrons dans la forêt. Les pieds commencent à protester. Nous avons 1500 mètres de descente dans les pattes.
Pour penser à autre chose que la douleur qui tape à chaque pas, nous chantons à tue-tête, des chansons sans queue ni tête. Elles parlent de forêt enchantée peuplée de gentilles fées qui préparent le dîner. Les rimes deviennent difficiles à trouver et nous retombons dans notre torpeur, avançant la tête vide. J’invite à Stefano à chanter à nouveau. Nos rires et fausses notes résonnent. Le temps semble passer plus vite.
Un splüi, au détour du sentier.
Ayant traversé une fois encore le torrent Bavona, entre deux arbres, j’aperçois la gare du téléphérique. Nous sommes à sa hauteur. De là à penser que nous sommes arrivés, il n’y a qu’un pas, pas que nous franchissons allègrement.
Stefano sort son GPS et me montre le « reste à faire ». Retour à la réalité. Il nous faut encore suivre la route qui descend en lacets étroits – impossible à couper – jusqu’à rejoindre la route principale puis remonter vers la gare.
Les chaussures que j’ai choisies ce matin sont très confortables à la montée, un peu moins à la descente. Si vous voyez ce que je veux dire… Je recommence à chanter à tue-tête, n’importe quoi, pour m’occuper l’esprit.
Le dernier kilomètre se fait en montant, ce qui nous procure un léger soulagement côté pieds.
Mais tout arrive, y compris le parking de la gare de San Carlo. Je me pose sur un muret pour enlever mes chaussures et libérer mes pieds. Stefano ne dit rien mais je vois qu’il est également soulagé de retrouver ses Keens.
Nous sommes fatigués mais euphoriques. Diable, quelle belle et looooooooooongue journée ! Tout ce que nous aimons. En rentrant à Cevio, il y a un parking et une fontaine où coule une eau bien fraîche. Nous nous y arrêtons et je trempe avec délice mes jambes.
Nous nous installons un moment sur la terrasse, une bière à la main et savourons la boisson pétillante en nous remémorant les points clé de la journée. Nous rentrons pour dîner car la nuit tombe déjà.
Flore du jour
Cette benoîte rampante se multiplie comme les fraisiers, par stolons aériens. Ils sont bien visibles, progressant sur les pierres, à la recherche de quelques cm3 de terre.
Itinéraire du billet
C’est ici et c’est chez Suisse Mobile.
Autoportraits du jour
Sur le barrage du Lago del Zött.
Au moment de la pause déjeuner, à proximité du glacier Basòdino.
Premier essai infructueux : il me manque un pied.
Seconde tentative plus réussie. Nous nous sommes réfugiés à l’abri d’un gros rocher coupant le vent. Nous sommes à 2820 mètres au dessus du niveau de la mer.
Toujours près du glacier.