La tentation de retourner sur le Fairyland Trail était trop forte et du coup nous avons fait le détour par Bryce Canyon, quitte à bousculer nos plans. Mais ce qu’il faut retenir de cette journée, c’est un nouveau mot rentré dans notre vocabulaire. Un mot dont nous nous serions bien passé. En fait, deux mots pour être précise : malaise vagal. J’ai eu la frayeur de ma vie. Mais commençons par le commencement…
Ce matin, donc, nous quittons St. George pour Torrey. Torrey est synonyme de Capitol Reef mais exceptionnellement ce ne sera qu’une étape : nous n’y ferons que dormir (et manger), puis demain nous irons à Blanding. Entre St. George et Torrey, il y a 234 miles (380 km) par la route la plus longue contre 204 miles (328 km) par celle plus courte. Quelle différence ? La plus longue passe par Bryce Canyon. La plus courte par Parowan Gap, qui était la destination prévue par Stefano. En Suisse, 60 km nous semble déjà la limite maximale que nous sommes prêts à faire pour une balade dominicale. Mais ici, dans les grands espaces de l’ouest américain, 60 km, c’est une broutille.
Et puisque nous avons une revanche à prendre à Bryce Canyon, notre décision est vite prise. Pourquoi une revanche ? Parce qu’en 2015, nous avons eu une semaine de vacances pourrie de chez pourrie, dont une journée à Bryce Canyon sous la pluie. Certes, d’aucuns diront que de gros nuages noirs peuvent aider à la composition d’une belle photo, mais lorsque la pluie s’est invitée alors que nous marchions sur le Fairyland Trail, il n’était plus question de photos. Notre principale préoccupation était de rester le plus au sec possible sous nos ponchos de compétition.
Nous arrivons à Bryce vers 10h30 et faisons un détour par l’entrée pour acheter notre carte annuelle America the Beautiful. Même si techniquement nous n’en avions pas besoin car le départ du Fairyland Trail est à l’extérieur du parc.
Lorsque nous sortons de la voiture, un petit vent froid nous accueille. C’est vrai que nous sommes à plus de 2’000 mètres. Il fait un temps superbe ! La lumière est magnifique et l’air transparent. Nous frétillons de joie. La journée s’annonce incroyable.
Il est des moments dans la vie où tout est parfait. Où le bonheur est absolu. Nous vivons un de ces moments-là.
Stefano se prépare psychologiquement à mes nombreuses exclamations de joie et d’admiration. Il sait qu’elles vont arriver. Elles sont même déjà arrivées et ce n’est qu’un début.
Quelque chose me dit que, d’ici peu, les rangers vont avoir du travail : cet arbre ne tient que par quelques racines, qui affleurent la surface du sol. Aux prochaines grosses pluies, il est par terre.
Ce que j’aime le plus, ici, ce sont les arbres.
Les arbres et leur aptitude à pousser sur des sols arides.
Et des arbres, il y en a.
Parmi ces arbres, certains ont le tronc bien droit.
D’autres ont été un peu plus malmené par la nature.
C’est à Bryce Canyon que j’ai rencontré pour la première fois les Bristlecone pines. Le coup de foudre a été instantané. Sur la photo ci-dessus, le spécimen de droite en est un. Ces arbres peuvent vivre jusqu’à 5’000 ans. Nombreux sont qui ont vus passer des natives Americans.
D’autres, Mr Ebenezer Bryce, qui donna son nom au parc. Bien que charpentier de profession, il avait coutume de dire :
It’s a hell of a place to loose a cow.
Imaginez une seconde perdre une vache ici.
Mais revenons à notre balade.
Depuis notre dernière visite, de nombreuses chaînes ont été ajoutées au bord du sentier pour tenter de contenir la foule. Avec les années, la fréquentation des parcs nationaux augmente en même temps que les moyens diminuent (merci au monsieur orange). L’effet dissuasif est variable, en témoignent les nombres pas visible au-delà des chaînes.
Le sentier est bien plat malgré des passages où des empreintes de pas profondes nous rappellent ce que nous avions vécu en 2015. Avec la pluie, la boue s’était invitée rendant parfois notre progression difficile.
Nous croisons quelques randonneurs. Certains ont laissé leur bonne humeur ailleurs en nous laissant l’impression qu’ils sont là sous la contrainte. D’autres arborent le même sourire que nous, réalisant à quel point ils sont privilégiés.
Nous rencontrons ainsi trois jeunes filles belges, wallonnes, parlotant français. Elles se sont lancé un peu au hasard sur ce sentier et se demandent combien de temps il leur faudra encore pour terminer la boucle. A notre réponse « deux ou trois bonnes heures », elles repartent d’un pas gaillard. Nous les reverrons sans doute sur le chemin du retour.
Nous arrivons au London Bridge, en parfait contre jour. Je m’offre même un flare 100% naturel.
Après quoi, le sentier prend la direction de Sunrise Point d’où nous rejoindrons la voiture par le rim.
Arbres… Morts.
Celui-ci est bien vivant. Je ne me lasse pas de regarder son tronc, coudé comme un siphon d’évier et vrillé comme les cheveux de Shirley Temple jouant Heidi. A propos d’Heidi, j’ai regardé la première partie du film dans l’avion et j’ai adoré. Je me suis promise de regarder la fin durant le vol du retour. C’est délicieusement vieillot et attachant.
La remontée sur le rim tient ses promesses et c’est notre première grosse montée depuis le début des vacances. L’air, si froid ce matin, est maintenant chaud, la réverbération du soleil sur le sable clair accentuant la chaleur.
Sur le rim, le vent nous rattrape et la température chute brusquement. Nous discutons un bon moment avec deux canadiens à la retraite qui descendent au sud de Phoenix avec leur camping-car pour passer l’hiver. Ils nous racontent une partie de leur périple.
Le retour par le rim est un tout petit peu moins scénique que le Fairyland Trail.
Comme prévu, nous recroisons les trois jeunes filles belges. Une est bien à la traîne et arrive en huffant et puffant. Elle avoue en riant qu’elle manque d’entraînement. Elle tient dans la main une bouteille d’eau vide. La leader du groupe nous demande quel autre sentier du parc vaut la peine. Tous, lui répondons-nous. Nous mentionnons néanmoins Wall Street Trail car nous adorons tout particulièrement les deux ou trois arbres qui poussent tout en bas, bien droits entre les falaises. Nous avons basculé en français, et je leur parle des arbres qui poussent tout droit. Elle me demande : « Pousser, c’est grandir ? ». C’est tellement mignon !
La voiture est à l’ombre et le froid pince. Ne prenons néanmoins le temps nécessaire au dépoussiérage des chaussures et c’est avec le chauffage au maximum que nous prenons la route de Torrey, le sourire aux lèvres, enchantés de notre belle balade. Il est 15h30 passé.
Nous roulons à travers une plaine où le bétail paît de chaque côté. Une rivière, Sevier river, se fraye son chemin à coup de méandre dans cette immensité.
La brume que l’on voit sur la photo ci-dessus est en fait de la fumée qui monte d’un incendie, à priori maîtrisé si on en croit un panneau manuscrit, posé contre un mur, à l’entrée d’un bled.
La nuit tombe. Les panneaux « Attention aux cerfs » se mélangent à ceux « Bétail en liberté ». Nous sommes aux aguets et un peu tendus. Une mauvaise rencontre est si vite arrivée.
Lorsque nous arrivons à l’hôtel – Broken Spur Inn -, Stefano a soudainement froid et file sous la douche. Il en sort pour s’allonger sous les couvertures, en grelottant. Pendant qu’il se réchauffe, je déballe l’essentiel des sacs car nous ne dormons ici qu’une nuit. Nous marchons ensuite les 30 mètres qui nous séparent du restaurant. Nous connaissons bien ce restaurant mais c’est la première fois que nous dormons dans l’hôtel attenant. Bien que John Wayne (un raciste notable, tueur d’indiens) soit très présent, la déco est sympa, le personnel affable et la carte des mets bien garnie.
Nous optons chacun pour un steak provenant du bétail local et quelques légumes. Le tout arrosé d’une bière, locale elle aussi. Nous attaquons notre repas à belles dents, commentant avec enthousiasme notre journée. Soudain Stefano devient silencieux et je remarque sa pâleur extrême. Il me regarde et me dit : je ne me sens pas bien. Puis, sa tête tombe sur la poitrine, ses yeux vides grands ouverts. Je me lève, affolée, vais vers lui, lui parle, le touche mais il ne réagit pas. Je m’écrie : help! help! Des convives se lèvent, des serveuses arrivent et il y a bientôt une demi-douzaine de personnes autour de la table. Stefano a relevé la tête mais ses lèvres restent serrées et blanches et les yeux toujours vides. Je lui demande de sourire, de lever un bras, de me dire comme il s’appelle mais il ne réagit pas, bien qu’il ait commencé à me suivre du regard. Je veux l’allonger et le mettre en position de sécurité mais quelqu’un me dit que c’est pas une bonne idée. Un autre ajoute qu’il n’y pas de pouls. Je commence à paniquer.
Un médecin à la retraite s’approche tandis qu’une des serveuses a appelé le 911. Il me demande de lui décrire notre journée. Je lui réponds que c’était une journée normale, avec une petite randonnée de 5 petites heures. La serveuse m’annonce que l’ambulance est à plus d’une heure de route et attend notre feu vert pour partir.
C’est à ce moment que Stefano sort de sa torpeur. Il regarde un peu étonné tous les gens autour de lui. Il baille à s’en décrocher la mâchoire et assure à tout le monde qu’il va très bien et qu’il a juste besoin de dormir. Le médecin conseille de faire venir l’ambulance. Stefano refuse avec véhémence. Il me dira plus tard que l’idée de la paperasse à remplir l’a effrayé. Stefano a repris un peu des couleurs et se lève. Je paie et nous nous préparons à partir. Je remercie tout le monde et fais un hug à la serveuse et j’en profite pour lâche quelques larmes sur son épaules.
Sitôt que nous sommes dehors, Stefano se remet à grelotter. Je le mets au lit tout habillé et me colle contre lui pour tenter de le réchauffer. Le chauffage est au maximum. Il faudra plus de 10 minutes pour que les tremblements cessent.
Il semble s’être remis. Mais moi je ne suis pas tranquille. J’envoie un email à mon grand frère, dont sa femme est médecin. Je lui décris par le menu les événements de la soirée avec une question : grave ou pas grave, Docteur ? Doit-on faire un détour par les urgences demain ? A cause du décalage horaire, je sais que la réponse n’arrivera pas avant le lendemain matin.
Nous nous couchons pour la nuit. Je me mets en mode sentinelle. J’écoute chaque respiration de Stefano. Les yeux ouverts, je revis la scène. Je sais qu’il faudra beaucoup de temps pour que l’image de Stefano, livide, les yeux vides, sorte de mon esprit. Je m’endors quelques minutes au petit matin.
Lorsque le jour se lève, je me précipite vers mon portable. J’ai une réponse. Je ne vois que « Rien de grave ». Puis « Malaise vagal ». Je respire soulagée. Merci Docteur !
Autoportraits du jour
Assortis au ciel.
Juste avant de rejoindre le parking, au terme de notre boucle.
Alors ce n’est vraiment pas notre meilleur autoportrait mais il a le mérite d’exister.