Partis de Goglio, nous suivons la Via d’Arbola qui fut durant des siècles une des routes principales pour le transport des marchandises entre la Suisse et l’Italie. Arrivés à Devero, nous montons à l’Alpe Buscagna pour aller découvrir un autre Lago Nero. Le retour à Devero se fait en longeant le Rio Misanco.
Nous le savons déjà. Notre bonne fortune touche à sa fin. Demain, c’est le grand retour de la pluie. Les éléments vont se déchainer et les alertes météo se multiplient. Nous allons donc profiter de chaque seconde de cette dernière journée dans la Valle Ossola. Mais nous n’avons aucun regret. 11 jours consécutifs de beau temps, en montagne, est un luxe que nous n’osions espérer.
Pour terminer en beauté, Stefano me propose de monter à pied à l’Alpe Devero, en partant de Goglio. Nous marcherons sur la Via Arbola (Via Albrun), qualifiée parfois de grande piste caravanière à travers les Alpes.
Nous laissons la voiture exactement au même endroit qu’il y a 3 jours, lorsque nous sommes partis vers le Lago di Agàro. La température est encore fraîche, à peine 4 C.
Nous retournons contempler la vieille centrale hydroélectrique de Goglio, à l’abandon.
Le temps de marche nécessaire pour rejoindre l’Alpe Devero est indiqué sur un panneau au départ du sentier : 1h35. Pfff, une broutille, compte tenu des 10 jours d’entraînement que nous venons d’enchaîner.
Lors de la randonnée qui nous a conduits au Lago Pianboglio, au tout début de notre séjour, nous avions pique-niqué en contre-bas de la Bochetta di Arbola. Cette bochetta marque la frontière et permet de rallier la vallée de l’Ossola à la vallée de Binn en Suisse intérieure. Contrairement à d’autres routes plus escarpées, dangereuses pour les hommes et impraticables pour les bêtes de somme, « le chemin muletier pavé d’Arbola permettait le transit de longues colonnes d’animaux chargés de marchandises » (référence : Via Arbola ou Via Albrun).
Point de surprise donc lorsque nous voyons le chemin ainsi pavé.
Nous sommes admiratifs du travail fourni. Combien de dos cassés, de doigts ou de mains écrasés par les pierres, ont ponctué ce travail de titan ?
Car on ne parle pas de mètres, ni de dizaine de mètres. Il s’agit bien de kilomètres.
A part quelques endroits à la déclivité raisonnable, la pente est raide et nous imaginons le calvaire des pauvres bêtes, les bâts chargés de lourds fardeaux, encouragées par des coups de fouet ou de bâton.
Certaines portions sont simplement pavées et planes, d’autres présentent de courtes marches.
Après une longue traversée sur le flanc du Pizzo Creggio, le sentier se tortille. Chaque virage nécessite des murs de soutènement.
La conduite forcée file directement à la centrale hydroélectrique de Goglio. Celle en activité bien sûr.
Le sentier se faufile maintenant dans une faille et Stefano est tout content de constater que des barrières de protection limite l’exposition au vide. Après deux ou trois virages très secs, nous arrivons sur un replat.
L’âge d’or du transport muletier est de l’histoire ancienne. Tout comme ce bâtiment, qui fut peut-être une auberge.
Juste après avoir dépassé la conduite forcée, tout à l’heure, nous avons constaté que quelques virages serrés, ayant perdu leur revêtement, avaient été hâtivement réparés. Quelques pierres plates posées simplement au sol. Impossible de savoir quand a eu lieu la réfection mais les pierres ont déjà commencé à glisser et à s’accumuler sur les bords. La prochaine belle pluie aura le dernier mot, le ruissellement creusant le sentier et balayant tout obstacle non scellé.
Comme la pente s’est un peu assagie, l’oxygène revient en force dans le cerveau. Nous réfléchissons aux techniques employées qui, depuis des siècles, garantissent la solidité de la piste, piétinée par les sabots et les chaussures. La seule explication qui nous vienne en tête est celle-ci : chaque pierre, dont la surface affleure, a une épaisseur certaine – peut-être 20 à 30 cm – et est solidement fichée dans le sol. Les interstices sont comblés avec de la terre entremêlée de graviers ou de galets de taille moyenne pour consolider le tout.
Non non, Stefano n’est pas blessé. Peut-être que son bâton a glissé, n’ayant plus de prise.
Nous passons devant un bâtiment, divisé en deux parties. L’une a été superbement rénovée et la seconde est en plein travaux. Nous croisons d’ailleurs, quelques minutes plus tard, un ouvrier poussant une brouette chargée de ciment. Heureusement pour lui, la piste est maintenant large et plane. Les pavés ont fait place aux aiguilles de mélèzes.
Depuis ce que nous avons pensé être une ancienne auberge, le sentier est parallèle à la route goudronnée. Il la surplombe d’une vingtaine de mètres. Ils fusionnent d’ailleurs un peu plus loin, quelques centaines de mètres avant le parking sur lequel nous avons pris l’habitude de nous garer.
Nous pénétrons dans le village de Devero et, parvenus au pont, nous ne franchissons pas le Rio Buscagna, contrairement aux autres fois. Car aujourd’hui, nous allons découvrir la partie ouest du village.
L’Albergo Cervandone, dont j’ai parlé dans le billet Alpe Pojala et Lago Poiala.
Notre premier objectif du jour est atteint : l’Alpe Devero, depuis Goglio, à la force de nos mollets. Les miens d’ailleurs, très sollicités, ont arrêté de crier il n’y a que quelques minutes. Le second objectif est le Lago Nero, encore un, situé à environ 1h30 du village de Devero.
Nous longeons donc le Rio Buscagna, laissant derrière nous les dernières maisons de Devero. Une lame de poignard, datant 1600 ans avant notre ère et retrouvée en ces lieux, témoigne d’une présence humaine à l’âge de bronze. Accolé au pied de cette petite colline, un autre hameau, Piede Monte.
Ici aussi, les maisons ont été retapées avec soin. Nous nous promettons de faire un détour pour voir de plus près cette construction à triple toit, cachée dans les mélèzes.
L’accès au Lago Nero peut se faire soit par l’Alpe Buscagna, soit par l’Alpe Misanco. D’une façon ou d’une autre, pour y arriver, il nous faut nous hisser sur le plateau, au-delà des mélèzes. A la croisée des sentiers, au moment de la prise de décision, nos pas nous emmènent à droite.
Le sentier n’est pas extrêmement intéressant mais il nous offre une belle vue de l’Alpe Devero.
Avant de commencer la grimpette, nous avons lu, sur un panneau informatif, que Devero est un des rares alpages à avoir promu l’élevage caprin, considéré comme trop nuisible aux prés et aux forêts par les autres. Ce qui explique sans doute que le sentier soit souillé par d’abondantes crottes de chèvre. Ou de mouton. Durant les premiers mètres, nous avons bien tenté d’éviter de les piétiner mais nous avons vite renoncé. L’odeur, par endroit, est nauséabonde. Nous nous remémorons certains passages du South Kaibab trail, au Grand Canyon, parsemés des déjections et l’urine des mules.
Le paysage qui se révèle peu à peu, assorti des trous de ciel bleu qui se multiplient, nous motive cependant à aller de l’avant.
Il faut imaginer le plateau de l’Alpe Buscagna comme une vaste plaine entourée de pics acérés et dentelés comme les quenottes d’un jeune enfant.
Même si un grand ciel bleu parsemé de petits nuages blancs aurait été parfait, les nuages mouvants qui s’effilochent et se déchirent sur les crêtes ont un certain charme. Nous sommes conquis.
Derrière nous, côté Alpe Devero, le panorama est dégagé et nous arrivons à localiser, avec plus ou moins de précision, la bochetta di Scarpia et le Monte Corbenas.
Nous trouvons une belle pierre plate, à proximité d’étables et de maisons et nous installons pour le pique-nique. Le relief de nos semelles saturé de déjections nous contraint à un minimum d’organisation et à délimiter une zone « propre ».
Alors que, confortablement assis, nous commentons le paysage, un bêlement se fait entendre. Puis un second, suivi d’un concert. Etonnés, ne voyant aucune bête, nous faisons quelques pas, à l’écoute, nous dirigeant vers la source du bruit.
Dans l’étable, sont enfermés onze petits agneaux. Ils ont dû nous entendre et ont tenu à se manifester, cherchant vraisemblablement une main charitable pour déverrouiller la porte.
Nous sommes un peu tristes pour eux mais au moins ils sont en sécurité, à l’abri du loup, dont nous avons entendu parler plusieurs fois ces derniers jours.
Les sommets sont en train de se dégager. Quelle chance !
Nous repartons, en quête du fameux Lago Nero. Le sentier suit le Rio di Buscagno qui s’étire, nonchalant sur le plateau. Nous imaginons les lieux, l’hiver, sous une belle couche de neige. Le paysage doit être idyllique.
Le sentier nous dirige vers la zone boisée. Environ 300 mètres après avoir pénétré la forêt de mélèzes, nous arrivons au Lago Nero. De noir, il n’a pas grand-chose.
Peut-être les rochers qui l’entourent sont-ils plus noirs que de coutume ? Pas sûr. Néanmoins, nous pouvons vivre sans une explication. Plus jolie que le lac, peut-être, est la forêt qui l’entoure. Des mélèzes, aux troncs toujours un peu difformes, et un sous-bois envahi de myrtilliers et de rhododendrons.
L’itinéraire pour le retour à Devero nous conduit au bout du lac. Cet angle est un peu plus photogénique, grâce aux montagnes en second plan.
Cette petite croix de terre cuite, accrochée à un rocher, marque nos esprits plus encore que le lac, décidément trop rond, trop calme, trop plat.
Qui parlait de tronc difforme dans les lignes précédentes ?
Le sentier est assurément bien plus intéressant que celui à l’aller. Il a, en outre, l’énorme avantage de ne pas avoir été fréquenté par des ovins.
Stefano est tout heureux d’y trouver des sections construites. Mon accoutrement donne une bonne idée de la température ambiante.
A la hauteur de l’Alpe Misanco, nous traversons une première fois le Rio Misanco. Ah, si la géographie avait pu être si simple, lorsque j’usais mes pantalons sur les bancs d’école !
Le Rio Misanco semble tout droit sorti d’un part d’attraction, avec ses piscines alternant avec des tronçons où il ferait bon s’amuser à faire du toboggan.
Il y en a pour tous les goûts, du plus prudent au plus téméraire. Stefano étudie une section particulièrement accidentée qui lui semble si périlleuse qu’il la réserverait aux casse-cous les plus imprudents.
Nous arrivons à la petite église au triple toit, dont la porte est close et verrouillée. Dommage. Cette église est connue sous le nom de chiesetta di Santa Apollonia, cette dernière étant la Sainte patronne des dentistes. Son histoire est basée sur un triste fait divers. En 1967, une grosse cylindrée roule avec 3 personnes à bord. Son conducteur a un malaise et la voiture s’écrase contre un platane, tuant le conducteur et son fils de 20 ans. La troisième personne, dentiste de profession, est grièvement blessée. Guérie, elle sent le besoin d’exprimer la gratitude d’avoir été épargné. Cette personne s’appelle Remo Gavazzi. Le grand-père de sa femme, originaire de Pedemonte, fut le peintre qui décora les 14 stations du chemin de croix qui nous avons admiré par trois fois, entre Baceno et Croveo. Il décide donc de compléter cette œuvre par la construction de cette chapelle. Nous retiendrons également que la cloche est celle de l’église de Agàro, sauvée des eaux.
Nous voici de retour sur la plaine.
La température a drastiquement chuté et les éclaircies ne sont qu’un vague souvenir.
A part celle de longer la route, nous n’avons pas d’autre alternative que de redescendre par le parcours du matin.
Au moment où nous passons devant la maison en réfection, nous entendons du bruit. L’ouvrier que nous avons croisé à l’aller, avec sa brouette et son sac de ciment, est encore là. Stefano passe sa tête dans l’entrebâillement de la porte et hèle. C’est un gars d’à peu près notre âge, enthousiaste du travail qu’il accomplit. D’autant que, si nous avons bien compris, les propriétaires – des Milanais – se font plaisir et ne lésinent pas sur les moyens.
Une petite étable que nous avions ratée, un peu rosée.
La descente continue, un peu monotone, un peu casse-genou, un peu casse-pied (dans le sens propre du terme) car il n’y a pas de relief pour poser le pied à plat et chaque pas s’attaque avec le talon.
Stefano s’extasie à chaque virage… Son admiration n’est pas feinte. Il est vraiment amoureux des vieilles pierres. Outre le joli pavement, sur la photo ci-dessous, il faut observer le panneau mangé et presque digéré par l’arbre, sur la gauche.
Arrivés au-dessus de Goglio, nous prenons une variante qui nous dirige vers l’ancien départ du téléphérique, reconverti en musée.
Le téléphérique fut construit en 1941 pour le compte de la société Edison, afin de transporter le matériel nécessaire à la centrale électrique de Devero. Il fut ensuite reconverti pour le transport de passagers.
Nous en profitons également pour faire un détour par un monument érigé en mémoire des partisans. Car la région d’Ossola se libéra à l’automne 1944 du joug des nazis et instaura une république indépendante qui ne durera que 40 jours et qui se termina dans un bain de sang. Peu nombreux, environs 3000, les partisans durent faire face aux nazis et aux fascistes lourdement armés espérant un soutien des alliés. Soutien qui n’arrivera jamais. Au bout de quelques jours, la République d’Ossola fut dissoute et 35’000 habitants se réfugièrent en Suisse qui, à cette occasion, réduisit au minium la paperasserie pour accueillir les réfugiés le plus rapidement possible.
Je ne résiste pas à vous encourager à lire les deux articles en français mis en lien dans la section Références externes. Je republie un commentaire posté par une Pierangela Lichtensteiger née Dell’Olmo, le 12 septembre 2017.
Mon père à 13 ans a pris le maquis et faisait partie de ces partisans. Il était le plus jeune. Sa sœur, ma tante, maintenant décédée a été une des figures marquantes de cette résistance. Ces hommes et ces femmes se sont battus avec conviction et acharnement pour que la liberté ne soit plus jamais bafouée. Elle a créé dans leur petite ville natale, Villadossola, un musée dédié aux «partigiani» qui est petit mais qui regroupe une quantité importante de documents et photos ainsi que «l’uniforme» de mon père. La résistance dans l’Ossola a bercé toute mon enfance et je suis très émue que le musée national suisse y consacre une page. Merci, et merci aussi à ce pays qui est depuis longtemps devenu le mien non seulement parce que j’y suis née, m’y suis mariée et y ai fondé une famille heureuse mais aussi parce qu’il a accueilli mon père pendant la guerre et l’a placé dans une famille aimante à Yverdon où il a appris un métier qui est devenu le sien à son retour dans sa patrie à la fin de la guerre. D’aussi loin que je me souvienne, ma mère et lui ont toujours été reconnaissants envers la Suisse.
Nous avions prévu de nous arrêter à l’épicerie de Croveo mais elle est fermée. Tout comme celle de Premia. Nous rentrons donc bredouille sans pain ni salade pour les sandwichs du lendemain. Jusqu’à ce que Stefano me rappelle que demain, nous avons une journée de repos imposée – une vraie celle-là – pour cause de pluie.
Flore du jour
Itinéraire du jour
C’est ici et c’est chez Suisse Mobile.
Autoportraits du jour
A l’Alpe Buscagna.
A l’Alpe Buscagna, mais sous un autre angle.
A l’Alpe Devero, et plus précisément à la Chiesetta di Sant’Apollonia.